Prosper Mérimée à M. Charpentier, libraire-éditeur à propos de "Pères et fils" (Отцы и дети), 1862
Monsieur,
Le roman que vous allez publier a excité
des tempêtes en Russie. Ni les critiques passionnées, ni les calomnies, ni les
injures de la presse, rien n’a manqué à son succès, si ce n’est peut-être un
mandement pastoral.
En Russie, comme ailleurs, on ne dit pas impunément des
vérités à ceux qui ne vous en demandent pas. Dans ce petit ouvrage, M. J.
Tourguéneff s’est montré, comme à son
ordinaire, observateur fin et subtil ; mais en prenant pour objet de son étude
deux générations de ses compatriotes, il a fait la faute de n’en flatter
aucune.
Chaque génération trouve le portrait de
l’autre fort ressemblant, mais crie que le sien est une caricature.
« Lynx envers nos pareils et taupes envers
nous », nous ne reconnaissons que les photographies de nos voisins.
Les pères ont réclamé, mais les enfants, encore plus susceptibles, ont jeté
les hauts cris en se voyant personnifiés dans le positif Bazarof.
Vous savez, monsieur, que depuis longtemps
la Russie emprunte à l’Occident ses modes et ses idées : ce sont des modes
aussi, bien souvent. La France lui envoie des robes et des rubans, l’Allemagne
est en possession de la fournir d’idées. Naguère on pensait à Saint-Pétersbourg
d’après Hegel; présentement, c’est Schopenhauer qui a la vogue. Les adeptes de
Schopenhauer prêchent l’action, parlent beaucoup et ne font pas grand’chose,
mais l’avenir, disent-ils, leur appartient. Ils ont leurs théories sociales qui
effrayent fort les gens de l’ancien régime ; car pour un peu ils vous proposent
de faire table rase de toutes les
institutions existantes.
Au fond, je ne les crois pas dangereux : d’abord parce
qu’ils ne sont pas plus méchants que leurs pères, puis ils sont en général
paresseux ; enfin, jusqu’à présent, le peuple, seul faiseur de révolutions
durables, n’a rien compris à leurs théories, et eux-mêmes n’ont jamais pris la
peine de faire son éducation. À mon avis, cette impartialité de M. Tourguéneff
est un des mérites de son livre. Il ne s’est pas constitué le juge de la société moderne ; il l’a peinte
telle qu’il l’a vue. Sans parti pris, il note ses ridicules, ses travers, ses
passions. Il constate que les travers changent, mais que les passions restent
les mêmes.
En dépit des efforts de tant de
philosophes et de réformateurs, le cœur
humain n’a pas été modifié depuis le temps où le premier poète, le premier
romancier eurent l’heureuse idée d’en faire l’étude.
Le socialiste de M. Tourguéneff
devient amoureux d’une grande dame que sa sauvagerie amuse, et son disciple
élevé dans le mépris du mariage épouse une petite provinciale qui le mènera par le bout du nez et le rendra
parfaitement heureux.
La traduction, que vous avez bien voulu me
communiquer, me paraît fort exacte ; ce n’est pas à dire qu’elle donne une idée
complète du style vif et coloré de M. Tourguéneff.
Traduire du russe en français n’est pas
une tâche facile. Le russe est une langue faite pour la poésie, d’une
richesse extraordinaire et remarquable surtout par la finesse de ses nuances.
Lorsqu’une pareille langue se trouve à la disposition d’un écrivain ingénieux
qui se plaît à l’observation et à l’analyse, vous devinez le parti qu’il en peut tirer et les
insurmontables difficultés qu’il prépare
à son traducteur. Au reste, si les portraits de M. Tourguéneff perdent pour
nous quelque chose de leur brillant coloris, il leur restera toujours la vérité
et la grâce naïve qui caractérisent toute œuvre consciencieuse et d’après
nature.